
Marianne2: A l’occasion des mouvements de révolte en Tunisie et en Egypte, est-ce que vous observez le regain d’un discours droit delhommiste dans les
médias, chez les intellectuels, les ONG et les politiques ?
Rony Brauman: Le discours n’a jamais vraiment disparu. Cependant, nous assistpns effectivement à une reprise et une reconfiguration de ce
discours, y compris chez les nouveaux philosophes, mais qui peut tout à fait se retourner contre la révolte populaire à laquelle nous assistons. Le problème est de lire ces événements à
travers une grille idéologique « droitdelhommiste », c’est à dire une vision très normative d’événements qui sont inscrits dans une réalité politique locale, régionale,
internationale. Si on analyse un événement seulement à travers la grille des droits de l’homme, on arrive à une vision « aplanissante » du monde. D’un point de vue
politique, on a des appréciations beaucoup plus subtiles, nuancées et on peut choisir un camp par rapport à un autre.
Concrètement, quelles sont les principales critiques que vous formulez à l'égard du discours « droitdelhommiste » ?
Tout dépend où on pose le regard. J’ai beaucoup de réserves et de critiques à formuler au discours sur les droits de l’homme lorsqu’il vient des ONG, de la presse et des intellectuels, mais on ne peut pas le tenir pour une pure hypocrisie. En revanche, quand il est tenu par le pouvoir, c’est un discours de combat, une façon de se poser dans une compétition, et de se donner des avantages par rapport aux autres. Si on se place du point de vue de l’Elysée, par exemple, Sarkozy nous expliquait au moment de la campagne que tout persécuté dans le monde avait une deuxième patrie qui était la France. Kouchner a été nommé au Quai d’Orsay pour mettre en avant les principes de l’ingérence humanitaire, la défense universelle des droits de l’homme. On a vu ce qu’il en était. De ce point de vue, le discours s’est considérablement abaissé mais ce n’était que par rapport à une posture déclamatoire, électoraliste qui annonçait des ruptures là où il n’y avait que de la continuité. Bref, c’est un discours de circonstances.
Est-ce que ces discours s’appuient sur la même base idéologique que le « droitdelhommisme » qui connut son heure de gloire dans les années
80 ?
Il n’est pas totalement différent, c’est une vision juridico-morale qui sous tend ces mouvements, également l’idée naïve d’extension de nos modèles européens
et américains au reste de l’humanité.
Au moment de la guerre froide, la question des droits de l’homme était beaucoup plus politique : l’anti-totalitarisme pour faire vite. Nous sommes passés
du fascisme rouge au fascisme vert. Désormais s’y rajoute une sorte d’armature juridique, l’idée qu’il n’y a pas de paix sans justice, dont le Tribunal pénal international est la
démonstration. Ce qui me frappe c’est l’absence totale de vision historico-politique que j’oppose au juridico-morale.
En quoi ces discours qui prônent le « droit d’ingérence » peuvent avoir des conséquences négatives sur les processus révolutionnaires en cours en Tunisie et en Egypte ?
Ces mouvements ont leur dynamique propre et donc ils font leur chemin indépendamment de ce que l’on peut en attendre. Mais, toute ingérence qui deviendrait pesante, au delà d’un discours de soutien à la démocratie, pourrait être très négative sinon contre-productive. Quand Obama laisse entendre, dans son discours du 5 février, que Moubarak doit quitter le pouvoir, il commet une grossière erreur parce que tout départ de Moubarak est dès lors perçu comme un acquiescement à la puissance américaine ce qui trahirait l’essence même du mouvement. Il faut évidemment regarder ces mouvements avec sympathie et émotion mais en sachant que nos moyens de pression sont très limités. Et heureusement.
Au-delà, est-ce que vous estimez que le repoussoir islamiste a joué le rôle d’assurance-vie pour ces régimes ?
On a toujours brandi l’épouvantail islamiste, à travers l’exemple iranien, mais sans jamais rappeler que la révolution islamiste a pris place dans
un environnement où toute opposition laïque avait été impitoyablement réprimée et que les mosquées étaient les seuls lieux d’expression de la contestation et qu’il y avait de
« bonnes » raisons pour que cette révolution soit islamiste. Sans défendre la révolution iranienne, loin de là, on oublie d’expliquer que cette dérive fascisante de la révolution
islamique est, au moins, en partie, le fruit de l’agression dont l’Iran a été l’objet par l’Irak. Le tout soutenu par l’Europe, les Etats-Unis etc.
En Egypte, il n’y a rien de comparable, il y a une opposition démocratique et laïque, les frères musulmans ont leur place dans l’opposition même s’ils ne sont pas, à proprement parler un mouvement démocratique et laïque. Mais ils sont eux-mêmes divisés. Il faut donc en finir avec cette espèce de bloc terrifiant de barbus fanatiques. Voyons la réalité politique dans sa complexité et ses différences qui sont gommées, encore une fois, par une vision purement droitdelhommiste de l’affaire.
Est-ce que vous pensez qu'une chute de Moubarak comporte le risque d'enterrer les traités de Paix signés entre l'Egypte et Israël ?
La politique égyptienne a pour une part été un pôle de stabilité dans la région mais, on oublie que le calme revenu sur le flanc sud d’Israel n’a pas été mis à profit pour enclencher une dynamique de paix mais pour partir à l’attaque sur les flancs est et nord avec un démarrage de la colonisation cisjordanienne. Là aussi, il y a une façon anhistorique de considérer le traité de Camp David de 1978. En ce sens, on surévalue l’effet stabilisateur du traité de paix israélo-égyptien. D’ailleurs, on le voit, en ce moment, les Israéliens disent que tant que les régimes arabes seront dictatoriaux, aucune paix ne sera possible, mais quand ils voient poindre un mouvement démocratique, ils expriment vivement leurs inquiétudes quant à un éventuel changement. L’entrée dans un processus de négociations devient impossible dans tous les cas.
Source: Marianne2.fr