Car leurs questions foisonnent, leurs accusations fusent. Proférées parfois avec
colère, parfois les larmes aux yeux. Sans grand argumentaire. Dans un immense désarroi. Ecrire que la plaie des Comoriens de France est à vif est un euphémisme. Dans les quartiers de Marseille, où avaient embarqué 61 passagers
de l'Airbus, où vivent encore 80 000 d'entre eux, elle est béante. Avec, partout, cette impression d'abandon, de "lâchage" par le reste de la société française, nourrie à la fois par
les deuils multiples au sein d'une même famille, l'accumulation de difficultés matérielles, l'obligation de se confronter aux administrations et l'absence de vraies réponses sur les causes de
l'accident.
"Tout se passe comme si la communauté comorienne, réputée si discrète, devait
avaler en silence le drame du 30 juin et ne pas déranger... alors qu'elle est paumée !, dit Marie M'ze, 39 ans, qui a perdu sa mère et son jeune frère dans la catastrophe. Si vous
saviez sa détresse !" Ces femmes, dont certaines ne parlent pas français, qui se retrouvent murées dans leur HLM, ayant perdu leur compagnon qui avait un travail, remplissait les chèques,
les papiers et faisait l'interface avec la société. Ces hommes qui ont perdu une épouse avec un ou plusieurs enfants et sont désormais seuls, face à des petits - parfois ceux de leur compagne
disparue - et totalement paniqués. Engagée dans une association de défense des familles de victimes, Marie découvre "des maisons où les enfants ont faim, des foyers surendettés où personne
n'a la moindre idée des démarches à entreprendre, des familles qui n'ont pas encore reçu l'acte de décès du père auquel vient d'être adressée une lettre de licenciement pour ne pas s'être
présenté à son travail en juillet ; parfois l'apparition d'un deuxième voire d'un troisième foyer pour un homme disparu dans l'Airbus..."
La complexité des identités et structures familiales n'a guère facilité le travail
des administrations dans l'établissement des actes de décès. Quel labeur pour établir les identités précises des disparus, notamment parce que plusieurs d'entre eux ne voyageaient pas sous leur
vrai nom. Et quel embarras pour démêler les liens de famille, l'état civil comorien étant des plus sommaires, les couples parfois unis religieusement ou par un rite coutumier n'étant pas
forcément mariés officiellement, les reconnaissances d'enfants ne suivant pas toujours la filiation classique, quelques hommes ayant plusieurs foyers répartis entre les deux
pays.
"Ce n'est pas la France d'en bas, c'est la France du sous-sol, avec toute
l'obscurité que cela peut engendrer", remarque tristement Ahmed Mohamed, président d'une association des familles, qui tente, de HLM en HLM, d'apaiser, expliquer, unifier une communauté
traditionnellement éclatée en de multiples associations. Ici, l'époux, chargé de cadeaux et des économies de toute la famille, partait assister au "grand mariage" d'un proche, cette
cérémonie traditionnelle qui propulse un homme parmi les "notabilités". Prostrée, dépressive, sa veuve suit le deuil dans un habit traditionnel, un enregistrement du Coran diffusé à
fort volume dans un appartement où chuchotent quatre gamins. Il arrive qu'elle appelle Ahmed, le soir, quand il lui manque un peu de lait. Là, deux petits garçons veulent téléphoner à leur père
au ciel tandis que le troisième affirme : "Papa savait nager. Il est sur une île, ou enlevé par les pirates, il faut aller le chercher."
Abandon par la communauté nationale ? "Sentiment d'abandon", corrige Ahmed
Mohamed, qui reconnaît l'existence, dans la région de Marseille, de nombreuses initiatives pour aider les familles des passagers. La mairie par la mise à disposition de locaux et de logistique,
le conseil général par la mobilisation, lors de trois jours exceptionnels, de tous ses travailleurs sociaux, la région par le vote d'une aide d'urgence de 67 000 euros pour les
familles.
Et puis surtout l'association Aide aux victimes d'actes de délinquance (AVAD),
membre du réseau national d'aide aux victimes (Inavem), et son service d'urgence, constamment en soutien des familles. Recensement des proches, visites à domicile, liens avec les caisses
d'allocations familiales, la Sécurité sociale, le RMI, les employeurs ; aides en matière de logement, d'école, de centre aéré. "Ils ont empêché beaucoup d'entre nous de sombrer",
reconnaît une vieille dame.
Ce n'est donc pas tant sur le manque d'aides matérielles que repose la suspicion
d'oubli que sur le mystère autour de l'accident. Sur le silence des boîtes noires arrivées endommagées en France le 31 août, et sur lesquelles un travail délicat a dû être fait pour en
récupérer les données et les rendre exploitables. Sur l'absence réelle d'explication du crash auquel n'a survécu qu'une adolescente, sauvée par un pêcheur, mais qui a dit avoir entendu des cris
lors de sa nuit passée dans l'eau, accrochée à un débris de l'avion...
"Bien sûr, le Bon Dieu est souverain. C'était probablement leur jour ! Mais disparaître ainsi dans la nuit, dans la
mer, sans que l'on comprenne comment, pourquoi, à cause de qui, de quoi, c'est juste inacceptable. On a le droit de savoir. Et s'il y a des coupables, ils doivent être
punis." Elle se tient droite, elle est
émue, Djamila
Ali, 31
ans, qui, depuis des semaines, se débat dans le chagrin, les difficultés financières et les questions. Sa soeur aînée et son neveu étaient dans l'avion pour Moroni. Et ce ne sont pas les
paroles du président de l'Union des Comores, M. Sambi, affirmant aux familles des victimes, deux jours après le drame, que "leurs disparus sont morts en martyrs, cela devrait emplir leur
coeur de joie", qui lui apportent un soulagement. Au contraire.
Annick Cojean, Le monde.fr